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Scène de rue à Montmartre (Impasse des Deux Frères et le Moulin à Poivre)

C’est au mois de mars 1886 que Vincent van Gogh arrive sans prévenir à Paris, pour s’installer chez son frère Théo qui dirige alors la succursale parisienne du marchand d’art Goupil puis deviendra gérant de Boussot, Valadon & Cie. Théo vit alors au 25 rue Laval, ensuite rebaptisée rue Victor Massé, dans la même rue où le célèbre cabaret Le Chat Noir s’est installé au numéro 12 en 1885. Afin de favoriser le travail de son frère, Théo quitte la rue Massé en mai 1886 pour le 54 rue Lepic qui deviendra le refuge de Vincent et dont la vue, surplombant Paris, lui inspirera nombre de ses œuvres. Il y restera jusqu’en février 1888.

Dans une lettre datée du 10 juillet 1887 à Caroline van Stockum-Haanebeek, Theo parle en ces termes de ce nouvel appartement : « Je vis maintenant avec mon frère Vincent, qui étudie la peinture avec une assiduité infatigable. Comme il a besoin de beaucoup d’espace pour son travail, nous vivons dans un appartement assez grand au 54 rue Lepic […]. Ce qu'il y a de remarquable dans notre logement, c'est que l'on a une vue magnifique sur la ville, avec les collines de Meudon, Saint-Cloud, etc. au premier plan et, par-dessus, presque autant de ciel que lorsqu'on est dans les dunes. Avec les différents effets générés par les variations du ciel, c'est un sujet pour je ne sais combien de tableaux. »

La rue Lepic constitue alors une frontière informelle entre le bas et le haut Montmartre, entre le Montmartre urbain et le Montmartre champêtre. Pendant son séjour parisien, Van Gogh montre une fascination pour l’ambiance si particulière, à la fois pastorale et urbaine, du « maquis » de Montmartre, terme alors utilisé pour désigner la face encore non urbanisée de la butte Montmartre, où les jardins-potagers côtoient carrières abandonnées et friches herbeuses. Au contraire de ses contemporains qui, tels Toulouse-Lautrec ou Renoir avant lui, s’attachent à dépeindre le Montmartre des cabarets et des bals populaires, Van Gogh fait lui le choix de représenter un Montmartre bucolique et calme, tranchant avec la vie trépidante des rues alentour.

Un sujet en particulier suscite l’intérêt du peintre : celui des moulins de Montmartre, qui ne sont pas sans évoquer les moulins de sa Hollande natale, un thème profondément ancré dans l’histoire de la peinture hollandaise. Pendant son séjour montmartrois, Van Gogh va consacrer près de vingt œuvres à ces trois moulins réunis sous la dénomination commune de « Moulin de la Galette ». Ces bâtiments, qui appartenaient alors à la famille Debray, avaient depuis longtemps cessé de fonctionner et avaient été transformés en un lieu de loisir très prisé des parisiens, réunissant guinguettes, salles de bal, cafés et manèges. De Corot à Signac, en passant par Renoir et Toulouse-Lautrec, ils constituent depuis le XIXe siècle une source inépuisable d’inspiration pour les artistes.

En l’espace de deux années, les représentations du Moulin de la Galette par Van Gogh vont significativement évoluer. Dès son arrivée à Paris en 1886, Van Gogh commence à peindre le plus imposant et le plus célèbre des moulins, dit « Blute-Fin », lequel était doté d'un belvédère en bois très apprécié des parisiens pour profiter d'une vue imprenable sur Paris. Il s’intéresse aussi à plusieurs reprises au deuxième moulin, qui faisait l’angle avec la rue Girardon, dit Moulin Radet. Dans ces compositions de l’année 1886, le peintre utilise encore sa palette dite hollandaise, faites de tonalités brunes et d’empâtements épais.

C’est durant les mois de février et mars 1887 que Van Gogh s’intéresse au troisième et plus petit des moulins de Montmartre, le Moulin à Poivre. Il le représente dans trois œuvres peintes au même moment : Le Moulin de la Galette (Pittsburgh, Museum of Art, Carnegie Institute), où il est vu de loin en contrebas de la butte et du principal moulin et deux compositions peintes depuis l’impasse des deux frères : Scène de rue, le moulin à poivre(Amsterdam, Van Gogh Museum) et le présent tableau. Dans ces deux dernières compositions, qui présentent un point de vue très semblable, le peintre a posé son chevalet dans l’Impasse des deux frères (aujourd’hui devenue une voie privée à l’intérieur de l’enceinte du Moulin de la Galette). Les tableaux en résultant sont un émouvant témoignage d’un Montmartre aujourd’hui disparu, où l’on découvre l’entrée latérale du Moulin de la Galette, surmontée de lanternes, les palissades de l’enceinte, un carrousel sur la gauche et le Moulin à Poivre, qui fut construit vers 1865 et détruit lors du percement de l'avenue Junot en 1911.

Ces compositions du début de l’année 1887 sont révélatrices d’une évolution radicale dans l’art de Van Gogh. Scène de rue à Montmartre témoigne ainsi non seulement de la fascination de Van Gogh pour une ville en pleine mutation mais également de ses contacts avec les différentes avant-gardes parisiennes. Dès son arrivée à Paris, en effet, Van Gogh multiplie les contacts. Que ce soit à l’Académie Cormon, où il s’inscrit, ou chez le marchand de couleurs Julien Tanguy (dit le Père Tanguy), il fait la connaissance de nombreux artistes, au premier rang desquels, Toulouse-Lautrec, Bernard, Anquetin ou encore Russell. Que ce soit chez le père Tanguy ou chez Boussot Valadon que dirige son frère, il se familiarise avec l’art de Monet, Gauguin, Pissarro, Renoir et bien d’autres. Surtout, en janvier 1887, quelques semaines à peine avant l’exécution du présent tableau, Van Gogh fait la connaissance de Signac, qui va l’initier à la théorie scientifique des couleurs et l’emmener peindre avec lui à de nombreuses reprises, à Paris et Asnières.

Ces rencontres poussent Van Gogh à abandonner les tons sombres de ses premières œuvres pour développer une nouvelle palette, déjà visible dans la présente œuvre. Sa touche devient plus légère, ses pigments se diluent pour créer des effets de transparence et la lumière entre dans ses tableaux. Sans jamais totalement adopter les techniques de ses confrères artistes – Van Gogh ne deviendra jamais ni impressionniste ni pointilliste – le peintre développe une nouvelle maîtrise de la couleur et de la composition, forgeant son propre style pour entrer de plein pied dans la modernité. Cette révolution plastique est d’ores et déjà présente dans Scène de rue à Montmartre, où le bleu laiteux du ciel côtoie les verts et mauves de la barrière, tranchant avec le jaune des coiffes au premier plan. Sa technique évolue également, faisant contraster le caractère graphique de la palissade avec la touche libre et enlevée du reste de la composition.

Scène de rue à Montmartre s’impose ainsi comme une œuvre charnière dans l’art du peintre. C’est en effet à Montmartre, au cours de ce printemps 1887, que Van Gogh se façonne comme peintre. Au cours de cette période brève mais incroyablement féconde, il se confronte aux différentes avant-gardes et explore les différentes facettes de la modernité pour enfin poser les bases de son style inimitable.

1887
Huile sur toile
46.1 x 61.3cm